En constante évolution, le marché de la traduction est en train de connaître de grands bouleversements – l’on n’est plus traducteur en 2023 comme on l’était en 2013. Et ce, à de nombreux égards. Gaële Gagné, fondatrice de Tradupreneurs – portail de ressources sur l’entrepreneuriat pour les métiers/les professionnels de la traduction – et Lucie Laval, fondatrice de l’agence SEO multilingue Contentactic, sont revenues en interview sur ces évolutions d’envergure.
Vers une multiplication des besoins des organisations en contenus multilingues
Gaële Gagné (G.G.) – « On a constaté au cours de ces dernières années une explosion de la création de contenus multilingues à l’échelle internationale. Il y a un besoin accru de visibilité pour les entreprises qui veulent se démarquer de la concurrence et se rendre visibles auprès de potentiels clients, notamment en ligne (en plus de se conformer à des règlementations ou des obligations d’ordre juridique). Les entreprises – en France comme à l’étranger – ont donc des besoins de plus en plus importants en contenus traduits, dans un nombre grandissant de langues. »
BON À SAVOIR : Selon les données de CSA Research reprises par la SFT, le marché mondial des services linguistiques (traduction et interprétation) connaît une croissance annuelle moyenne de +7 %.
Lucie Laval (L.L.) – « On observe un double phénomène : à la fois une démultiplication des besoins des entreprises sur différents types de prestations – traduction, mais également transcréation, localisation et parfois même rédaction quand il va falloir développer des contenus spécifiques dans la langue cible – mais également au niveau des prestataires sollicités par les organisations. Il devient de plus en plus pratique pour les entreprises de pouvoir faire appel à des profils hybrides de traducteurs/rédacteurs, aussi bien capables de traduire en tant que natifs, que de rédiger directement dans la langue cible. Ce qui ne va pas nécessairement de soi, quand on sait que la formation de traducteur n’inclut généralement pas le volet rédactionnel. »
G.G. – « Il est vrai que c’est un phénomène qui se généralise. Je me présente moi-même comme créatrice de contenus en français, pas seulement en tant que traductrice, parce que je peux m’adapter, selon les cas, à la stratégie de contenus des clients. »
1. Quand traduction rime avec optimisation : le prisme du SEO
L.L. – « Avec la démultiplication des contenus en ligne (blogs, boutiques e-commerce, guides, livres blancs, etc.), il est désormais aussi important de traduire ses contenus que de les optimiser pour les moteurs de recherche. Et ce, pour réussir à positionner ses contenus en première page de Google, dans toutes ses langues de travail. »
« Or, l’optimisation SEO on-page (optimisation des contenus pour le référencement naturel) est une compétence qui n’a été que récemment incluse dans les parcours traduction à l’université et en écoles. Il devient donc nécessaire pour de nombreux traducteurs en activité de se former à ces enjeux et techniques. »
« Quelques points importants à retenir quand on veut se former au SEO : il faut miser sur une formation qui inclut tout le volet stratégie de mots-clés, ainsi que le fonctionnement des principaux outils SEO du marché. On ne peut faire de SEO sans se baser sur des KPI fiables (volumes de recherche, difficulté SEO etc.). Ce dernier point est souvent négligé, car les organismes de formation partent du principe que des traducteurs indépendants ne vont pas forcément investir dans des outils payants. »
« C’est une erreur. Dès lors qu’un traducteur décide d’ajouter la compétence SEO à son offre, il peut répercuter le coût des outils sur ses tarifs. Par ailleurs, certaines agences donnent accès aux outils et exigent de leurs partenaires freelances qu’ils sachent s’en servir. »
2. Intégrer les technologies d’intelligence artificielle : une nécessité ?
G.G. – « Un autre volet important que l’on ne peut ignorer aujourd’hui, c’est le développement de l’intelligence artificielle. Il s’agit d’ailleurs à mon avis d’un abus de langage, car ces technologies ne sont pas réellement intelligentes, en revanche elles sont de plus en plus performantes et permettent d’automatiser dans une certaine mesure la production de contenus, pour produire toujours plus vite des volumes de texte de plus en plus importants. »
« C’est une tendance qui a beaucoup fait parler d’elle récemment pour la génération de contenus en plusieurs langues avec ChatGPT, mais en tant que traducteurs, nous sommes habitués depuis un moment à côtoyer des « intelligences artificielles » comme DeepL ou Google Translate qui font de la traduction automatique. Ce sont cependant des solutions qu’il faut prendre avec des pincettes et qui ne répondent pas à tous les besoins des organisations, tant au niveau de la qualité qu’en termes de prestations. »
L.L. – « Absolument. Ces outils peuvent être plus ou moins performants en fonction du type de contenus demandé : technique, institutionnel, juridique, reflétant une ligne éditoriale précise, rédigé sur un ton décalé ou informel… Ces technologies ne permettent pas non plus de produire des traductions ou des contenus correctement optimisés pour le SEO. »
« En fonction du corpus et des données sur lesquels se base l’outil, ces solutions peuvent faire gagner un temps précieux, mais peuvent rarement se passer d’une relecture réalisée par un humain. Finalement, on se rend compte rapidement en utilisant ces outils que la vraie difficulté est de savoir comment formuler sa requête à l’IA, de façon à obtenir un résultat réellement pertinent. »
« Ensuite, il est essentiel d’analyser et d’évaluer la pertinence de la réponse qu’elle nous fait, parce qu’on s’aperçoit en fonction des sujets que l’outil peut nous faire une réponse creuse, fausse, approximative ou même misogyne. D’autant qu’une IA ne cite pas ses sources et qu’il faut donc bien recouper les informations pour être sûr de ne pas relayer de fake news. »
BON À SAVOIR : Pour ce qui est des contenus en ligne, Google a communiqué sur le fait que son algorithme n’allait pas pénaliser par principe les contenus générés par une IA – qu’il est en mesure d’identifier – mais qu’en revanche, les mêmes critères de qualité seront appliqués aux contenus rédigés et traduits automatiquement.
G.G. – « Quoi qu’il en soit, ces outils vont devenir omniprésents et il est essentiel de les prendre en compte aujourd’hui dans son quotidien de traducteur. Il serait contreproductif de diaboliser ces solutions, et d’un autre côté, une idéalisation béate comme on le voit beaucoup aujourd’hui est tout aussi néfaste. »
NOTRE CONSEIL – Apprenez à utiliser ces outils et songez à les intégrer à votre offre de traducteur ou de rédacteur dès lors que cela est pertinent, tout en communiquant sur la qualité du rendu final. Autrement dit, il peut s’avérer pertinent de construire une offre bien différenciée intégrant l’IA dans certains contextes, avec une grille tarifaire à part pour ce type de prestation.
En quoi ces mutations influent-elles sur l’offre et la rémunération des traducteurs aujourd’hui ?
G.G. – « Cela joue notamment sur les tarifs. C’est en réalité assez paradoxal parce que l’on constate une augmentation des volumes de contenus produits, donc on pourrait se dire que cela va tirer le volume d’affaires et les tarifs vers le haut, mais ce n’est pas le cas. Plusieurs études ont montré dernièrement une stagnation, voire une baisse des tarifs de traduction. Les traducteurs témoignent en outre d’une pression accrue sur les délais, parce qu’il faut presque faire aussi vite que la machine finalement, et cela a un impact évident sur la qualité. »
« Pour ce qui est de la tarification, tout l’enjeu est de faire comprendre au client quelle est la valeur de nos services. Si l’on veut continuer à considérer nos métiers comme des métiers d’avenir, il est essentiel de faire comprendre à nos clients que ce qu’ils achètent, ce ne sont pas des mots sur une page – nos prestations vont bien au-delà de ça. »
« Cela passe aussi par la nécessité d’aider les traducteurs à se former à l’entrepreneuriat. Il n’est pas inné de savoir se vendre, de mettre en avant ses services et sa valeur. Il est bon également de questionner notre manière de facturer nos prestations de services : la tarification au mot ou au feuillet est-elle réellement pertinente ? À mon avis il s’agit d’une aberration, parce que nous ne vendons pas des mots, mais un message, retranscrit dans une autre langue et adapté à son audience de la meilleure façon possible. »
À RETENIR : « Je milite auprès des professionnels que j’accompagne pour les faire passer d’une tarification au mot à une tarification à la tâche, en concentrant l’attention de leurs clients sur le résultat produit. En tant que traducteur, vous vendez une expertise, un savoir-faire et une compréhension fine du contexte et des besoins. Tout l’inverse d’une machine. » Gaële Gagné.
En quoi peut-on dire que la compétence SEO implique un changement de posture chez le traducteur ?
L.L. – « Quand on s’intéresse au SEO multilingue, on est amené à construire des stratégies de mots-clés et de contenus en plusieurs langues, pour des marchés bien identifiés. Par exemple, dans les pays anglophones, un internaute basé au Royaume-Uni ne formulera sans doute pas ses requêtes au moteur de recherche de la même manière qu’un internaute américain ou un internaute australien. Autrement dit, certains contenus en langue source devront être adaptés au marché – et au pays – cible, voire totalement revus. »
« Dès lors que l’on propose des prestations liées au SEO, et même s’il n’y a pas à proprement parler d’obligation de résultat, il y a une idée de performance et le client va s’attendre à voir son trafic augmenter. Le traducteur SEO intervient donc au niveau stratégique – il conseille l’entreprise sur la stratégie de mots-clés et de contenus à adopter – et a un véritable impact sur la visibilité et le chiffre d’affaires de l’organisation. »
À RETENIR : Dès lors que l’on intervient à un niveau stratégique auprès d’une organisation, en prodiguant du conseil susceptible d’avoir un impact sur le chiffre d’affaires, il faut 1) facturer ce volet « conseil » 2) changer de posture et se positionner comme un partenaire plutôt que comme un exécutant 3) revoir sa grille tarifaire et son offre en mettant en avant cette nouvelle expertise.
Pourquoi est-il important de se former à l’entrepreneuriat en tant que traducteur ?
G.G. – « Il est certain que si le client s’imagine que le métier de traducteur se limite à remplacer un mot par un autre, nous n’avons que très peu de valeur ajoutée par rapport à une IA. Il y a donc tout un travail de positionnement, de communication et de négociation à mener, voire un changement de posture à envisager pour mieux promouvoir et vendre nos services. »
« En tant que traducteur ou traductrice, en particulier en freelance, et quels que soient nos domaines de spécialité, nous ne sommes pas uniquement traducteur. Nous sommes aussi chef d’entreprise. Or, les compétences liées à la gestion d’entreprise sont tout aussi importantes que l’expertise métier : on ne reste pas longtemps en activité si l’on n’est pas en capacité de la rentabiliser. C’est le prix de notre liberté : ce qui nous évite de devoir trouver un emploi salarié pour subvenir à nos besoins. »
L.L. – « C’est pourquoi il est important de travailler sur sa valeur ajoutée par rapport à une IA. Un ChatGPT ne va pas produire pour vous un texte parfaitement copywrité aligné sur votre ADN rédactionnel ou un contenu parfaitement optimisé pour le SEO. Il est donc primordial de développer des compétences de pointe, en suivant les dernières tendances du marché de la traduction et de maîtriser les meilleurs outils disponibles à ce jour. »
G.G. – « Les résultats de l’enquête ELIS (European Language Industry Survey) ont d’ailleurs montré que c’était une véritable attente de la part des organisations : les acheteurs de services de traduction souhaitent avant tout nouer une relation de partenariat avec leurs prestataires, être accompagnés et conseillés. Or il est rare de voir des indépendants ou même des agences jouer cette carte. »
AVIS AUX TRADUCTEURS SALARIÉS – Il est tout aussi pertinent pour les traducteurs salariés que pour les traducteurs indépendants de se former aux dernières tendances du marché – et ce, pour travailler leur employabilité, négocier une augmentation de salaire etc.
Parce que l’union fait la force…
En tant que traducteur indépendant ou salarié, on est souvent solitaire et mal représenté. Or, si l’on souhaite valoriser les métiers de la traduction, il est essentiel de se regrouper et de communiquer ensemble.
G.G. – « C’est une tendance que l’on a vu s’accentuer au cours des dernières années avec la démocratisation des collectifs de freelances etc. mais également au sein des organisations professionnelles comme la SFT (Société française des traducteurs). Le fait de collaborer permet notamment de proposer une gamme de prestations de services plus étendue, davantage de combinaisons linguistiques, de traiter des volumes plus importants à plusieurs etc. »
L.L. – « Cela permet également de mieux faire porter notre voix. C’est notamment le projet que nous avons à l’agence en développant notre communauté de Content’Acteurs : se rassembler, favoriser la complémentarité entre les langues et les expertises, ainsi que l’entraide, la communication, les échanges et le partage de ressources entre professionnels du contenu. Tout le monde a quelque chose à apporter en termes d’expérience, d’expertise, d’outils, de conseils et on ne peut que grandir à plusieurs. »
G.G. – « La notion de concurrence dans nos métiers est assez vaine, dans la mesure où la demande excède l’offre. Il est donc toujours intéressant de créer des synergies pour mieux répondre à la demande et se sentir soutenu. »
Comment se former à la traduction SEO ?
L.L. – « Notre agence SEO multilingue est également organisme de formation – via sa Content’Académie – et nous proposons aux traducteurs du monde entier une formation Traduction SEO en plusieurs formats (e-learning, virtuel, présentiel en intra-entreprise). Ce programme est pertinent pour les traducteurs et traductrices freelances ou salariés. »
« Cette formation est certifiée Qualiopi et les apprenants peuvent donc bénéficier d’un financement du FIF-PL. Elle balaye l’ensemble des grands enjeux et du jargon SEO, les principaux outils du marché, la construction d’une stratégie de mots-clés et l’ensemble des optimisations on-page à opérer sur un contenu. »
Comment se former aux enjeux de l’entrepreneuriat en tant que traducteur ?
G.G. – « J’ai créé Tradupreneurs pour proposer aux traducteurs et traductrices des ressources et des formations centrées sur l’entrepreneuriat. Plusieurs formules sur-mesure sont proposées pour lancer son activité et construire son offre, se former au marketing et à la gestion d’entreprise. Autant d’ingrédients indispensables pour s’épanouir dans son quotidien de traducteur freelance ! »
« Il existe en France plusieurs dispositifs pour financer sa formation, en fonction des programmes et des organismes. Cela peut passer par le CPF (Compte Personnel de Formation), par des fonds professionnels comme le FIF-PL pour les traducteurs, etc. Par ailleurs, vous pouvez passer toute action de formation en frais, et c’est aussi vrai pour les micro-entrepreneurs ! Vous disposez d’un abattement forfaitaire de 34 % pour le calcul de votre bénéfice imposable (ce qui est rarement le cas des traducteurs). Profitez-en pour investir ! »
2 conseils ultimes aux lecteurs qui auront parcouru cet article jusqu’au bout 😉
G.G. – « Pour ma part, je conseillerais à mes confrères et consœurs de ne pas écouter les oiseaux de mauvais augure qui annoncent que le marché de la traduction est mort et que nous serons bientôt tous remplacés par des machines. Il y a au contraire de la part des entreprises une véritable recherche de partenaires qualifiés et spécialisés, capables aussi bien de traduire que de conseiller. »
L.L. – « Quant à moi, mon conseil ultime serait de réfléchir à l’écosystème auquel vous appartenez en tant que traducteur. Votre expertise est complémentaire de celle des traducteurs dans d’autres langues et spécialités, des rédacteurs, des copywriters, des consultants SEO, des marketers et des professionnels de la communication, mais aussi des graphistes et des développeurs (relativement à la création de sites internet). Tous ces professionnels peuvent devenir vos partenaires, vos ambassadeurs – vous n’êtes pas seuls dans cette jungle du contenu. Il est essentiel de se regrouper, de communiquer, de s’enrichir les uns les autres. Car plus on est de fous… »
À PROPOS DE GAËLE GAGNÉ
Traductrice de l’anglais vers le français, spécialisée en traduction marketing et commerciale, Gaële Gagné est diplômée de l’ESIT De sa première carrière dans le domaine du conseil aux PME, elle a gardé le goût de l’entrepreneuriat et l’envie de partager son expertise. C’est ainsi qu’est né Tradupreneurs, un portail de ressources, d’information, de formation et de conseil sur l’entrepreneuriat, spécifiquement dédié aux professionnels de la traduction.
À PROPOS DE LUCIE LAVAL
Directrice et fondatrice de l’agence Contentactic – agence SEO multilingue basée à Bergerac – Lucie Laval s’est formée à l’ISIT et a obtenu son diplôme de traductrice en 2014 (anglais et espagnol vers le français). Elle s’est par la suite formée au SEO et a lancé en 2021 l’agence Contentactic, spécialisée dans la production de stratégies et de contenus multilingues optimisés SEO.